Hautes-Alpes

 

Les actes notariés permettent de saisir, avec netteté et au ras du sol, ce qu’Adam Smith appelait « la disposition des hommes à trafiquer et à échanger ». Mes travaux actuels portent sur certains petits lieux, négligés par les grands panoramas historiques, mais qui ont également tiré parti ou souffert des grandes transformations de l’histoire économique. Par exemple Embrun dans le département des Hautes-Alpes avait environ 4000 habitants au XIXème siècle et perdit son statut de sous-préfecture en 1926. Au cours d’un travail sur l’État civil des expatriés français en Égypte dans les années 1820-1880, je fus surpris d’identifier les traces d’une quinzaine d’Embrunais– plus de deux fois plus que de Marseillais et cinq fois plus que de Parisiens, proportionnellement à la population de la commune d’origine respective – au sein de la communauté française d’Égypte.

Que se passait-il à Embrun, au milieu du dix-neuvième siècle, pour y susciter un tel niveau d’émigration vers l’Egypte ? La réponse réside peut-être, en partie, dans la familiarité des habitants d’Embrun avec les cours et les chutes d’eau, à l’époque de la construction du canal de Suez, puisque la vie de la ville était liée à l’exploitation du bassin de la Durance. Mais compulser les répertoires et les minutiers de notaires numérisés par les Archives Départementales des Hautes-Alpes (ADHA) m’a permis d’émettre d’autres hypothèses. Le nombre élevé d’« abandonnements » et de « transferts de droits », notamment de terres cultivables, suggère une pression démographique favorable à l’émigration. Surtout, le foisonnement de transactions financières et foncières – « obligations », « ventes », « bails à terme », « quittance » - rappelle le degré élevé de commercialisation de la province même la plus profonde. Se plonger dans ces archives notariales aide à comprendre comment Honoré de Balzac, clerc de notaire dans sa jeunesse, sut si bien restituer les passions économiques souterraines d’une France soi-disant immobile.

Les archives notariales peuvent aussi aider à reconstituer la vie économique d’individus moins imaginaires que les personnages de Balzac. Ainsi le répertoire de l’étude Hoffher puis Guigues à Embrun mentionne beaucoup d’actes qui impliquent des Davin, un nom que l’on retrouve souvent dans les registres de l’État civil consulaire égyptien. Le Louis Davin, négociant, qui acheta une vigne dite « Mas du Rifclair » au sud de la ville, pour 400 francs, à Marie Madeleine Besson, veuve Martinez, le 7 janvier 1868 (ADHA, 1 E 9647: 330), était presque certainement un ancien commis aux écritures et le père de Joseph Louis Davin, un entrepreneur de travaux publics, qui épousa Marie Célestine Blancat, une tailleuse d’origine marseillaise, à Alexandrie en Égypte en février 1881, et dont il eut un enfant en janvier 1882 (Centre des Archives Diplomatiques de La Courneuve, Etat civil des Français de l’étranger, Alexandrie, 15). Ces Davin avaient également des cousins moins prospères, mais non moins enclins aux transactions notarisées, dont un autre Joseph Louis Davin, un voiturier, qui entre mai 1870 et mai 1872 conclut plusieurs transferts de droits et un abandonnement avec ses frères, Auguste Émile, un ferblantier, et Pierre, un portefaix, et servit de mandataire au second (ADHA, 1 E 9647:1099, 1169, 1388, 1546). Depuis les grandes affaires en Égypte jusqu’au transport à dos d’homme dans les Hautes-Alpes, les Davin d’Emrbun incarnaient bien les multiples facettes de la « société commerçante » chère à Adam Smith.